« Rewind & Play », Alain Gomis remonte le temps pour redécouvrir Thelonious Monk

A l'occasion de la sortie de "Rewind and play" sur la plateforme d'Arte le 5 septembre 2022, Guilhem Brouillet, coordinateur du réseau de diffusion DOC-Cévennes, a pu échanger avec le réalisateur Alain Gomis.

En décembre 1969, Thelonious Monk arrive à Paris pour conclure sa tournée européenne par un concert à la salle Pleyel. Durant l'après-midi, le musicien enregistre une émission dans les studios de l'ORTF à Montmartre, Jazz portrait, présentée par le pianiste Henri Renaud, qui s'improvise journaliste. Bien que fatigué, Monk se prête au jeu, mais face aux malentendus et à son tempérament saturnien, l'interview patine de plus en plus. Par la suite, le réalisateur Alain Gomis met la main sur les rushes de cette émission ... 

 

 

Au départ un projet de fiction

 

Le réalisateur Alain Gomis, dont l'œuvre est initialement orientée vers la fiction, voue une passion pour le jazzman Thelonious Monk. Ceci l’a amené à préparer un biopic : « Ça fait longtemps que ce personnage m’intrigue. Et sa musique, en particulier, me touche même en tant que réalisateur : la façon dont il construit les choses, dont il laisse des silences, dont il crée des lignes un peu "cassées"… Je trouve que c’est un trésor de construction. Cela me fait un peu penser en peinture à Cézanne : il déconstruit pour créer un tout avec des petites touches. Il fait partie de ce genre de maître pour la musique Jazz. On peut un peu dire qu’il a cherché à déconstruire les codes pour permettre à plein de gens de s’engouffrer dans son sillon. C’est vraiment quelqu’un d’important. Et ce qui m’a fait m’intéresser à lui pour faire une fiction c’est d’abord sa relation directe aux gens et au monde. Cela ne peut marcher qu’avec une immense honnêteté. C’est un engagement permanent.[…] J’ai donc essayé d’écrire un scénario qui s’inspire de sa façon de jouer, ce sont des morceaux de choses. Pour écrire ce scénario je suis parti à la recherche de tout ce qui pouvait le nourrir, et donc de rushes de témoignages et d’interviews… Tout ce qui pouvait me donner accès à lui. C’est donc ainsi que je suis tombé, grâce à un archiviste de l’INA, sur les rushes inédits d’une émission tournée par la télévision française en 1969. » Alain Gomis a d’abord été séduit par le caractère singulier de ces documents d’archives : « J’ai eu accès à d’autres archives sur Monk, mais ce qui fait la rareté de ces archives, c’est que ce sont des rushes non montés.» Le réalisateur a trouvé là un matériel d’une grande richesse pour la compréhension du musicien :  « Pour la première fois, j’avais accès à un Thelonious Monk dont ses proches témoignaient. Ça confirmait des choses sur ce que je pensais comprendre du personnage. Cela donnait une image d’un Thelonious Monk en dehors de ses excentricités, c'est-à-dire du personnage fascinant mais assez caricatural que l’on en a fait. Mon but premier c’était de le voir, lui, un peu mieux et de comprendre aussi un peu mieux sa musique : le passage entre l’individu et le musicien qu’on voyait bien là. Il y avait aussi la confrontation au monde extérieur, le monde des médias, la façon dont on parle de lui comme musicien noir de jazz. C’est donc un monde qui à la fois veut faire sa promotion, se veut éveillé, mais ne peut pas s’empêcher de produire des stéréotypes. »

 

La naissance d’un film documentaire

 

Alain Gomis n'avait encore jamais réalisé de film documentaire. Mais comme l’obtention de l’accord des ayants-droit américains pour les enregistrements de Monk prenait du temps, il lui est venu l’idée de saisir cette occasion pour travailler à partir de cette archive INA de 1969. Alain Gomis, a commencé à décortiquer la matière avec pour objectif de reconstruire le point de vue de Thelonious Monk,  ce qui l’a rapidement amené à  proposer une critique de ce que Guy Debord appelle La société du spectacle : « Le monde médiatique se veut à la pointe, fait autant la promotion de lui-même que ce dont il parle, essaie de se dédouaner politiquement, donne des assurances qui finalement l’enterrent, etc. Il y a la tentative de rachat de la contreculture, de faire comme si on faisait partie du mouvement...  Il y a de cela dans cette confrontation [de Thelonious Monk] avec le journaliste qui a cette façon de moudre, de récupérer et de reconstruire un objet médiatique pour le faire entrer dans des lignes toutes faites. Thelonious Monk c’était, par exemple, le génie maudit, excentrique, hermétique au monde… Et en même temps c’est juste quelqu’un d’entier, qui ne triche pas, qui ne va pas répondre s’il ne juge pas la question pertinente ou dire ce qu’il pense. Et ça dans certains contextes ça peut paraître excentrique : quelqu'un qui ne joue pas le jeu, qui n’arrondit pas les angles, etc. Alors que dans ces images que l’on voit là [dans cette archive], c’est le monde qui tourne autour de lui qui paraît dingue. Lui, au contraire, paraît très centré, assez simple.» « Il a 50 ans à ce moment-là et ça fait déjà 30 ans que ça dure. Et c’est fatiguant, c’est une épreuve, un tunnel…  Il y avait de tout ça dans ces images. Et en les montant j’ai voulu donner le change, montrer ce qui aurait pu être le point de vue de Thelonious Monk »

 

Les première images du film monté par Alain Gomis montrent Thelonious Monk et sa femme Nellie arrivant à Paris. Elle est souriante et discute avec les gens, tandis que lui, plus réservé, fume calmement, donne quelques caresses à un chien dans un bar, mais il n’est pas bavard. Ces images prises en conditions quasi-naturelles sont un prélude contrastant fortement avec le reste du film, monté exclusivement à partir d’images tournées en studio, où le jazzman passe sur la sellette, des heures durant face au présentateur de l’émission Jazz Portrait, Henri Renaud. Le journaliste répète plusieurs fois les même prises avec un récit très surfait : « Thelonious Monk a écrit ce morceau au début des années 1940, mais il a dû attendre 1958 pour devenir célèbre parmi les amateurs de jazz. » Le présentateur est debout, accoudé au piano, tandis que Monk est assis à côté de lui, face au piano. Ce dispositif qui se veut « cool » n’a pas l’effet escompté sur le musicien chez lequel on sent une certaine gêne. Et, au fil de l’interview, son visage se couvre de sueur. Cela est dû, d’abord, au fait qu’à l’époque il faisait toujours très chaud sous les lampes des studios, mais aussi dû au fait que les maquilleuses n’ont alors pas de teinte adaptée aux visages noirs, comme nous le révèle Alain Gomis.

 

Plus particulièrement, ces rushes représentent un matériau singulier pour le réalisateur pour voir émerger la personnalité de Monk : « Ces images sont d’abord un témoignage : il y a des choses qui apparaissent aux gens qui, comme moi, connaissent un peu Monk, car j’ai lu beaucoup de choses sur lui et j’ai aussi rencontré des gens de sa famille... Et ça, ce que ces images montrent, c’est son quotidien. C’est pour cela que c’est de nature très documentaire à mes yeux.» Mais le réalisateur est un peu frustré du dispositif : « Le problème c’est que je n’avais pas le contrechamp : même quand il marche dans la rue, il peut paraître maladroit, mais on ne voit pas l’équipe de tournage qui marche à reculons devant lui. Donc on a travaillé au mixage à pousser les sons de voix, on a ajouté des bruitages comme des bruits de pas pour essayer de faire ressentir ce qu’il manque. Et c’était pareil en studio : on avait que le point de vue du journaliste. C’était la première fois que je travaillais sur des archives. J’ai été saisi de voir qu’elles n’ont rien de neutre : elles sont le point de vue d’une époque ou d’une personne. Donc j’ai du tordre un peu les images pour faire ressortir un autre point de vue. ».

 

Le but est donc, pour Alain Gomis, de restituer au spectateur les émotions du musicien: « C’est un moment pénible pour Monk et donc le film est pénible à regarder. Monk porte un regard d’une gentillesse et d’une patience incroyable. Son choix de garder le silence relève d’un effort extraordinaire : par moments il préfère ne pas répondre plutôt que de s’énerver pour faire miroir au côté absurde d’une question. C’est à la fois d’une grande force mais ça le met aussi en situation de fragilité parce qu’il ne combat pas. On assiste à cela et ce n’est pas facile. Au montage j’ai fait voir le film à son fils et il a pleuré pendant presque toute la présentation… Car pour lui, le silence de son père, il ne l’identifie pas seulement à un positionnement mais à une réalité de son vécu familial :  il a dû prendre sur lui pendant des années parce qu’il fallait nourrir sa famille. Il a fallu se taper ce genre d’épreuve, pour avoir à bouffer... Et à ce moment-là ça fait déjà 30 ans que ça dure. Il y a des trucs qui ont énervé son fils en voyant ces images : l’anecdote du piano peut paraître drôle car le journaliste y voit un être à part et la preuve en est qu’il a un grand piano de concert dans sa cuisine. La réalité c’est que Monk n’a pas eu le choix car la pièce la plus grande de son appartement c’est la cuisine et qu’il n’a pas la place ailleurs. Cela ne fait pas de lui un excentrique. L’exigence de Monk de ne pas abandonner sa façon de jouer avait un coût, comme d’ailleurs pour tous les musiciens de jazz de l’époque. Et à cela s’ajoute la réalité de la condition de la communauté afro-américaine de l’époque qui est très dure. Donc transformer ça en un espèce de romantisme c’est à la fois drôle mais aussi très chiant en fait parce que c’est aussi à des années lumières de la réalité. Et pourtant Henri Renaud l’adore. »

 

Le journaliste, qui n’est pas un professionnel de l’interview télévisée, crée une situation de plus en plus malaisante : « il est tellement maladroit que les moments de longueurs axés sur lui dans le film le rendent, par moments, antipathique. Quand on montre la situation de façon assez crue, il est violent sans s’en rendre compte en fait. » « Ce ne sont pas de vraies questions, c’est une façon de fabriquer de fausses images. Et Monk ne s’y trompe pas : il dit à un moment "je ne comprends pas la question" alors qu’il l’a très bien comprise. C’est sa manière de souligner le caractère inepte de la question du journaliste. » Le choix d’Alain Gomis est donc de mettre le spectateur dans la position de Monk face au journaliste et de le voir essayer de s’extirper d’une situation désagréable sans jamais se mettre en colère. Ce choix de montage fonctionne si bien que la gravité de la situation fait, par moments, place au burlesque, tellement l’interview sombre dans le ridicule.

 

Un moment révélateur de la société française ?

 

Dans Chronique d’un Été (1961), Jean Rouch et Edgar Morin avaient déjà pu pointer une forme de racisme inconscient au sein même des milieux avant-gardistes de la société française. De même, dans Rewind & Play, Alain Gomis a voulu relever une attitude équivoque vis à vis d’un musicien afro-américain de la part de quelqu’un qui pourtant l’admire : « Je ne suis pas là pour faire le procès d’Henri Renaud, car lui-même était pianiste de jazz et je pense qu’il aimait sincèrement Monk. Quand ils se sont rencontrés, quelques années plus tôt, c’était à un moment où Monk n’avait pas le droit de jouer car il avait perdu sa carte de cabaret. Renaud s’est rendu chez lui à Brooklyn pour le rencontrer. Ce Français avait de l’oreille car il suivait Monk depuis un moment. A ce moment-là, il avait déjà écrit un article sur lui. Il avait la double casquette de musicien et de journaliste comme beaucoup de gens de son époque. Il a indéniablement une sympathie artistique pour Monk mais vient d’un monde très différent : celui de la bourgeoisie parisienne.

 

Dans le reportage, dès les premiers contacts avec Monk à l’aéroport il tente une familiarité en l’appelant "man" mais c’est pas crédible. D’ailleurs, on voit ça, de nos jours, avec les personnalités qui pensent avoir la bonne conscience nécessaire quand ils viennent visiter les quartiers populaires ou encore Macron quand il va rencontrer ses homologues en Afrique avec une façon de faire "cool" qui est déplacée. » Le réalisateur cherche donc, aussi, avec ce film, à démonter une idée : « L’intérêt artistique pour les Jazzmen américains a nourri une mythologie française d’un pays plus ouvert». S’il est vrai que beaucoup de Jazzmen sont venus vivre en France parce qu'ils ne s’y sentaient pas stigmatisés comme aux Etats-Unis, notre pays n’est pas exempt de racisme : « C’est un peu ce que mon film Rewind & Play bat en brèche : les choses sont dites différemment, mais il y a autant de stéréotypes qu’ailleurs. »

 

La musique comme seul salut

 

Alors que reste-t-il à l’artiste dans un univers qu’il ressent comme hostile? Pour Alain Gomis : « Quand il va au piano il y va dans sa façon de s’exprimer qui a du sens pour lui, avec un engagement qui est impressionnant. » C’est donc la musique qui sauve Monk sur le plateau (et sans doute l’émission) : « L’impression que j’ai eu en regardant les rushes c’est qu’il monte progressivement. Il y a deux sessions où il joue. Dans la première session, il n’est pas encore complètement dedans… Donc j’ai un peu coupé dedans de manière à faire attendre un peu le moment où il va vraiment jouer. Dans la deuxième session, il joue 3/4 morceaux de suite dans leur longueur et là on peut le voir… Mon but était de préparer les gens à écouter car j’entends souvent dire que la musique de Monk est difficile. Mais je ne le crois pas : il faut  juste une disposition à s’arrêter un peu pour écouter. Je pense que la force de ce qu’il joue est suffisamment impressionnante pour l’écouter. » 

 

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