À la rencontre du réseau LCDD #14 : Jean-Sébastien Esnault du Festival Le Grand Bivouac

Chaque année, en octobre, Le Grand Bivouac réunit passionnés et curieux autour de projections de films documentaires, rencontres avec les réalisateurs, débats et animations culturelles. Cet événement, porté par l'association Le Grand Bivouac, offre une plongée unique dans les récits du monde, favorisant l'échange et la réflexion autour des grandes questions contemporaines. Alors que la prochaine édition s'apprête à ouvrir ses portes le 14 octobre prochain, nous avons posé quelques questions à Jean-Sébastien Esnault, le délégué général du festival.

Quelle est la spécificité du festival du Grand Bivouac ?

Le Grand Bivouac propose un tour du monde en images et en mots, à travers des films et des livres. Chaque année, des réalisateurs filment dans 30 à 40 pays, environ 36 cette année. L'idée éditoriale repose sur un jeu de miroir : ici - là-bas, moi - l'autre, pour créer des ponts entre des gens éloignés mais proches de nous, car tous faits de la même « chair » et du même « sang ». La seconde particularité est de lier cinéma documentaire et littérature. Documentaires et écrits partagent de nombreuses passerelles, et le festival invite souvent des réalisateurs-auteurs. Il est fascinant de voir comment un cinéaste prolonge son enquête à travers un livre, sans raconter la même histoire. Le festival se concentre surtout sur les publics, à l’inverse d’autres festivals plus professionnels. Cela tient à son histoire et à son éloignement géographique, Albertville étant loin de Paris et du sud-ouest. L’intégration du public est pensée à chaque étape, avec des formats de séances variés. Sur 150 à 160 séances, 10 formats différents : parfois avec le réalisateur, des protagonistes, ou des experts. Par exemple, Pierre Haski, chroniqueur géopolitique de France Inter, interviendra après la projection de "No Other Land", grand prix de la Berlinale. Le festival propose aussi des formats plus décalés, comme deux séances de "Karaoké Paradise", suivies d’un karaoké. Il y a également un duel ludique autour des courts-métrages documentaires entre deux programmateurs, avec la participation du public. Ainsi, on mêle cinéma et amusement ! Bien que le documentaire aborde des sujets complexes, le festival cherche aussi à offrir des expériences plus légères et accessibles.

Quels types de documentaire programmez-vous ?

Le Grand Bivouac est né en 2002 à Albertville, dix années après les Jeux olympiques. Le maire a souhaité prolonger l’idée des jeux olympiques en se demandant comment “ré-accueillir le monde”. Cette idée a rencontré un projet bénévole et donc le Grand Bivouac est né initialement comme Festival du film de voyage. Au départ, il proposait des films de personnes qui voyageaient à travers le monde pour rencontrer « l’autre » aux quatre coins de la planète. Et puis, petit à petit, on s’est structuré et professionnalisé, on a beaucoup évolué, beaucoup réfléchi et c’est naturellement qu’un virage majeur s’est produit dans les années 2013/2014 où la notion de voyage a disparu. On s’est tourné vers le cinéma documentaire, le plus exigeant et le plus qualitatif possible, je dirais, l’excellence du documentaire mais pour tous et partout et à 360°. On accueille essentiellement du documentaire de société avec une grande dominante anthropologique ou ethnographique. Les sujets peuvent être extrêmement variés. On peut parler de guerre, d’environnement, de jeunesse, de femme, de droit, de solidarité internationale, de nature, de faune, etc. Le fait saillant c’est qu’on cherche toujours dans la programmation à être au plus proche des personnes. On recherche des écritures documentaires qui évidemment se passent de tout commentaire, sans voix-off dans la création internationale mais aussi nationale. On est toujours sur des créations récentes, voire des avant-premières, même si on se permet de temps en temps de programmer, ce qu’on appelle nous en reprise, des films en catégorie “trésor du doc” qui fonctionnent très bien aussi. 

Quelles seront les thématiques centrales de cette année ?

Le thème de cette année c’est “fureur de vivre”. On a cherché autour du monde, des gens qui ont un état positif ou négatif, parfois qui sont en colère, scandalisés par les chaos du monde : Comment font ces gens pour continuer à avancer, pour vivre, et rester positif ? Par exemple, nous proposons un focus sur le conflit Ukraine/Russie. On est très heureux notamment de s’appuyer sur le film The Basement proposé par Arte dans « Generation Ukraine », dans le cadre de son partenariat avec la Cinémathèque du documentaire. Nous avons une grande chance et c’est exceptionnel. Il y a également un focus autour d’Israël et la Palestine et un autre sur la situation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, autre chaos du monde. Cependant, sur les 150/160 séances du Grand Bivouac, on va traiter de tout un tas d’autres sujets. 

Quels sont les prochains enjeux du festival ?

L’idée du Grand Bivouac est de résonner avec son époque, donc on prend la température du monde, de l’ère du temps d’une certaine manière, pour être à la fois en lien et en miroir mais aussi en décalé… Pendant 4 mois, on échange, on lit, surtout on regarde énormément de films et parfois c’est de la synergie entre les films que va naître une thématique. Sur le plan professionnel, il y a deux énormes chantiers qu’on souhaiterait ouvrir : - La formalisation du chantier responsabilité sociale et l’organisation au sein de l’association, dans l’objectif d’arriver à une certification iso en 2028. On fait déjà beaucoup de travail depuis 22 ans sur la réduction des déchets, la maîtrise de l’impact carbone, la maîtrise raisonnée des déplacements etc mais il faut qu’on pousse le curseur. On a aussi envie de le faire avec d’autres et avoir une réflexion collective sur tous ces sujets. - Et puis, on a le souhait  de développer un séminaire très concret d’une à deux journées consacré à l’accompagnement des publics en séance, dans des festivals avec des publics empêchés dits éloignés en milieu carcéral, en milieu rural.. On prévoit 10/15 acteurs qui pendant 2 jours vont prendre le temps de travailler très concrètement et avec productivité.

Pouvez-vous nous partager une anecdote marquante qui incarne l’esprit du Grand Bivouac ?

C’était en 2013 lors de la dernière séance autour du film Kinshasa Symphony, d’un réalisateur belge, racontant l’histoire touchante de musiciens amateurs, à Kinshasa, ayant décidés de se mettre à la musique classique. Sous la baguette du chef d’orchestre Armand une centaine de musiciens et chanteurs vont être réunis pour organiser, sur un terrain de foot, le grand concert autour de Carmina Burana. Pour cette séance, on avait invité le chef d’orchestre Armand, car le réalisateur ne pouvait pas être présent. Armand annonce au public du festival qu’il a envie de leur offrir un petit cadeau. Il a demandé à quatre violonistes de l’orchestre du film de jouer en live, à Kinshasa, à travers une visio Skype. A l’époque, la visio Skype fonctionnait très mal. Donc on prend l’antenne 15 minutes avant le départ pour anticiper, et ça ne marche pas. Finalement,  seulement 5 secondes avant qu’Armand annonce la nouvelle, la connexion reprend, le quartette se met à jouer et Armand conduit à distance ses musiciens. Le morceau se termine et la connexion disparaît. On se dit dans ces moments-là que les signes de la planète se sont alignés. Évidemment, il y a pleins d’autres anecdotes du même type. 

Comment pourriez-vous définir l’ancrage en région du festival et quelles sont vos actions culturelles en dehors du festival ?

Le festival a aussi un volet hors saison avec 2 temps forts :  une édition spéciale montagne et la reprise du festival Vrai de Vrai de la Scam.  Parallèlement on mène des actions culturelles, artistiques en milieu scolaire, en milieu pénitencier, en quartier prioritaire ou encore en milieu rural et éloigné dit “de moyenne montagne”. Donc on travaille à l’année. Sur le plan de l’action culturelle, on a un ancrage sur les quartiers avec notamment « la caravane du doc » qui consiste à programmer des films avec des habitants qui ne sont pas forcément des gens aguerris au genre documentaire, pour les associer au processus de sélection des films : De temps en temps, sur des opérations particulières, comment un citoyen lambda peut participer à un processus de programmation ? L’ancrage est territorial essentiellement. On a aussi un rayonnement régional avéré car on est dans une région où beaucoup de spectateurs et de professionnels des 11 autres départements viennent nous voir dans l’année ou sur le festival.

Depuis quand Le Grand Bivouac fait partie de LCDD et pourquoi avoir rejoint le réseau ?

Nous faisons partie du réseau depuis 2023. Deux aspects importants ont précédé notre intention : le premier c’est que nous n’étions pas mûrs en tant qu’association pour pouvoir intégrer un réseau professionnel et y être aussi actifs que possible. Vers les années 2020/2021, on a eu besoin de rencontrer d’autres acteurs, d’engranger de la connaissance. La deuxième raison fondamentale est que nous avions besoin d’aller plus loin. Notre petite zone albertvilloise et montagneuse est très jolie et bucolique, mais on est extrêmement déconnecté des grandes métropoles et de la centralité parisienne. C’était vraiment nécessaire de faire cet effort de se dire « il faut absolument sortir de chez nous », aller voir ailleurs, se nourrir d’autres expériences. Nous voulions rencontrer des acteurs, des alter-égo, dans leur diversité. On est tous extrêmement différent. Cet enrichissement mutuel créé par la rencontre est fondamental. C’est un lieu de connaissances et de partage d'idées que je trouve très intéressant. Le réseau de la Cinémathèque est très vertueux et c’est un espace qui favorise la circulation des œuvres, des outils. Nous sommes très sensibles aux aspects ressourcerie, recyclerie, mutualisation. On a fait notre part dans le domaine des sous titrages car on a fait traduire 25/30 films. Et enfin, je trouve que c’est un lieu de stimulation, qui permet le temps et l’espace de travailler sur des idées comme une programmation autour de la musique qu’on va construire avec la Cinémathèque et la Sacem.

Travaillez-vous en lien avec des membres du réseau de la Cinémathèque du documentaire ?

Oui, on commence à faire de plus en plus connaissance avec nos amis de A bientôt j’espère, qui ne peuvent pas venir au festival cette année, mais ils ont beaucoup de choses à nous apporter. On travaille avec Aquarium ciné-café pour les régionaux et Traces de vie. A un niveau national, j’ai une sollicitation voire 2 par mois de programmateurs ou bibliothécaires qui nous demandent des accès aux films ou interviews avec des réalisateurs etc car les programmations se retrouvent sur notre site. 

Pouvez-vous nous parler de votre intérêt à prendre part à la circulation du Festival Vrai de Vrai ?

Cette année, ce sera la 3e fois qu’on reprend Vrai de Vrai. Sur le plan artistique, on est extrêmement heureux et satisfait de pouvoir donner à voir à notre public une programmation exigeante qu’il ne verra nulle part ailleurs sur la région. La circulation vient remplir des besoins qui sont réels et en même temps, le but est de combiner une exigence artistique assez pointue. On est fier de porter ce dispositif à Albertville, car c’est un dispositif très vertueux qui soutient des auteurs qu’on connaît bien et qu’on a, bien souvent, déjà accueilli sur le festival.

 

Entretien réalisé par Sabrina Jacomelli en service civique à la Cinémathèque du documentaire

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