À la rencontre du réseau LCDD #13 : La Cinémathèque du documentaire à la Bpi – entretien avec Arnaud Hée, programmateur

Frederick Wiseman, figure emblématique du cinéma documentaire, sera à l'honneur à la cinémathèque du documentaire à la Bpi dès la rentrée. Arnaud Hée, programmateur, nous présente cette première rétrospective mondiale dédiée à Wiseman, soulignant l'importance de la restauration de ses films en collaboration avec Zipporah Films et Météore Films. Un événement majeur pour les passionnés de cinéma documentaire. En présence du cinéaste et de nombreux invités, cette rétrospective sera la toute première au monde à se faire à partir des 33 restaurations réalisées ces dernières années, un grand privilège pour le public de La cinémathèque du documentaire à la Bpi, dans les salles du Centre Pompidou jusqu’en décembre, avant que la seconde partie ne se déroule dans notre futur lieu.

Pourquoi proposer une rétrospective de Wiseman?

Une telle œuvre, si décisive et importante, constitue une évidence pour un lieu de programmation comme le nôtre, consacré à la non-fiction. Wiseman fait partie des grands auteurs du cinéma documentaire, ou de « reality fictions » comme il a pu dire. La dernière rétrospective de son cinéma en France a eu lieu en 2006, coproduite par Cinémathèque française et la Bibliothèque publique d'information. C'est assez éloigné dans le temps, d'autant que Wiseman a été très actif depuis, avec 12 films supplémentaires. De plus, en 2021, nous avons appris qu'une restauration de grande ampleur avaient débuté. Du point de vue de la façon de montrer les films, c'est un événement considérable. Pour la première fois, toute l'œuvre est accessible en France dans de superbes conditions. Nous avons commencé à suivre cela de près avec Météore Films, le distributeur français de Wiseman depuis 2017.

 

Comment s'est déroulée la collaboration avec Météore Films ?

Nous avions déjà collaboré avec Météore pour une rétrospective de Gianfranco Rosi à la Bpi en juin 2021. C’est en travaillant sur cette programmation que nous avons eu connaissance des restaurations en cours, et aussi qu'un lien s'est construit – et j'insiste beaucoup là-dessus. C’est ce qui a déclenché le projet autour de Wiseman, même si à ce moment, Mathieu Berthon, le dirigeant de Météore, n'avait peut-être pas encore en tête d'acquérir 30 films restaurés comme ça a été le cas cette année. Météore est un distributeur qui nous est proche parce qu’il distribue beaucoup de documentaires et suit des auteurs, pas les moindres : Frederick Wiseman, Gianfranco Rosi, Radu Jude...C'est un vrai engagement, un accompagnement, y compris parfois un peu hors cadre par rapport à ce qu'on peut attendre : une fiction de Wiseman (Un Couple), un film de montage de Gianfranco Rosi (In Viaggio)... Nous partageons une affinité évidente avec ce distributeur, et de mon point de vue, la rétrospective Wiseman est plus qu'une collaboration ou un partenariat, c'est une association. Il se trouve aussi que par le biais d'entretiens, de présentation de séances, j'ai un peu fréquenté Frederick Wiseman depuis une dizaine d'années, j'ai aussi écrit sur son cinéma. Tout cela fait que le lien existait déjà, une certaine confiance, que tout cela n'était pas entièrement à construire, c'est très important dans l'optique d'une rétrospective. D'ailleurs, au printemps 2018, nous avions organisé une séance mythique de Belfast, Maine de Wiseman, en sa présence. Mythique pas par la fréquentation, pas très satisfaisante ce jour-là, mais parce que Marcel Ophuls était présent, et que ça avait tourné à l'échange entre eux – ils se connaissent bien. Frederick Wiseman et Marcel Ophuls, les réalisateurs de Welfare et du Chagrin et la pitié réunis, c'était incroyable. 

 

Combien de séances auront lieu et de combien de films seront présentés ?

Même si 48 film apparaissent dans la plupart des filmographies, nous travaillons sur 46 films, en accord avec Wiseman. Ce qui est fascinant avec cette œuvre, c'est qu'il y a les classiques comme Titicut FolliesWelfare, mais aussi pleins de films beaucoup moins connus. Ils sont étonnants et formidables, je cite par exemple Manoeuvre ou High School II. C’est une filmographie d'une grande ampleur, mais aussi d'une tenue générale impressionnante, et d'une cohérence totale. Nous avons donc décidé de lui donner le plus de place possible puisque nous projetterons chaque film à trois reprises. Nous allons en montrer 45 avec certitude, dans la mesure où un film, The Garden (2004), fait l’objet d’un litige juridique. C'est évidemment un objectif de montrer cette pièce de la filmographie portant sur les activités du Madison Square Garden : concerts, réunions publiques, salons canins, manifestations sportives... Pour des raisons bien différentes, Titicut Follies fut interdit pendant près de 25 ans, il n’y a donc aucune raison de se décourager. 

Comment est-ce que cette rétrospective a été pensée ? 

L’œuvre de Wiseman permet de programmer de bien des façons. On aurait pu aller à la simplicité en la présentant chronologiquement. Mais nous trouvions cela intimidant, surtout pour celles et ceux qui connaissent pas ou peu son cinéma. Nous avons donc choisi de présenter la programmation sous forme de petit blocs thématiques, comme des petites rétrospectives dans la grande. Cet automne, nous aurons par exemple l'ensemble « Théâtres des opérations », qui se déroule dans l'institution militaire,avec Basic Training (1971), Sinaï Field Mission (1978), Manoeuvre (1979), Missile (1987). Autre exemple : « Savoirs : carcans et temples », avec High School (1968), High School II (1994), At Berkeley (2013) et Ex Libris : The New York Public Library (2017). Il était très stimulant de naviguer au sein de l'oeuvre pour parvenir à coordonner et réunir sous un même chapeau des titres traversant parfois plusieurs des six décennies couvertes par cette filmographie. 

 

Logistiquement, comment avez-vous pensé la grille de programmation ? 

La particularité de cette rétrospective est qu’elle va s'étirer sur non pas une, mais deux saisons : automne 2024 et hiver 2025. 25 films seront présentés à l'automne et 20  à l'hiver – en espérant The Garden. C'est une rétrospective justement très logistique car liée au rythme des restaurations, à l'arrivée du matériel depuis les laboratoires Du Art et Goldcrest à New York, pour d'autres opérations (sous-titrage, création des DCP) effectuées ici par le laboratoire Le Joli mai et prises en charge ici par Météore Films. C'est un gros travail, beaucoup de concertation, cela a d'ailleurs conditionné en partie la programmation puisque certains films dont la restauration n'est pas finalisées ont été repoussés à l'hiver 2025 par sécurité. Le travail de programmation est d'exposer les films le mieux possible pour qu'ils rencontrent le plus le public. La grille n’est pas encore terminée, mais elle sera particulière du fait des durées singulières de certains films – même si la filmographie compte un nombre non négligeable de films de moins 90 minutes ! On a eu l'expérience de durées inhabituelles avec la rétrospective Claude Lanzmann à l'automne 2023. La fréquentation pour ces séances nous a montré que nous avions un public prêt à vivre de telles expériences de cinéma. Il faut savoir aussi que Frederick Wiseman refuse que ses films soient coupés par des entractes ou des pauses. On va s'adapter et beaucoup occuper les weekends pour montrer les films de plus de 3 heures. 

Pourquoi cette volonté de ne pas couper les films et pourquoi est-ce important de montrer son œuvre dans la totalité ? 

Cela me semble très cohérent. Wiseman est très attaché aux détails et pense que tous ces détails n'existent que dans un ensemble qui constitue le film complet. On peut répéter cela en se disant que le film seul est le détail, et la filmographie un ensemble dans lequel il s’inscrit. Il a même dit que son cinéma était un seul et même long film, qui est aujourd’hui d'une durée d'environ 115 heures. Quand on voit les films de façon rapprochée, cela devient complètement fascinant, et on perçoit combien il s'agit d'un grand auteur travaillant des formes, des motifs. Les séquences se répondent entre-elles à l'intérieur des films et entres les films, dans un dialogue perpétuel, vertigineux. C'est toujours un jeu de contrastes, de contrepoints, qui façonne cette complexité inextricable de la comédie humaine qu'il compose depuis 57 ans. Pour celles et ceux qui auront la possibilité de tout suivre, ça va être une expérience assez folle de mettre en relation le détail et l'ensemble. 

La rétrospective va se poursuivre après la fermeture du Centre Pompidou en janvier 2025 ? 

En ce qui concerne le déménagement, les négociations sont avancées mais pas encore actées officiellement. On prend comme une chance que cette rétrospective  fasse le pont entre notre lieu actuel et le lieu futur de projection ; on croit dur comme fer qu'elle sera une vraie locomotive. Le grand enjeu sera en effet de faire en sorte que notre public nous suive dans ce nouveau lieu. L’idée de proposer la rétrospective sur les deux saisons d’automne et hiver vient d’ailleurs de Bianca Mitteregger, notre chargée de production, pour pouvoir proposer tous les films trois fois et amortir cette question du relogement.

 

Entretien réalisé par Agathe Boidé, service civique à la Cinémathèque du documentaire. 

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