CAFE-RENCONTRE #3 : ALESSANDRO COMODIN

A l'occasion de la sortie du film "Les aventures de Gigi la Loi", le 26 octobre 2022, nous avons rencontré le réalisateur Alessandro Comodin.

Gigi est policier de campagne, là où, semble-t-il, il ne se passe jamais rien. Un jour, cependant, une fille se jette sous un train. Ce n’est pas la première fois. Commence alors une enquête sur cette inexplicable série de suicides dans cet étrange univers provincial entre réalité et imaginaire, là où un jardin peut devenir une jungle et un policier avoir un cœur toujours prêt à sourire et aimer.

Alessandro Comodin est né en 1982 à San Vito al Tagliamento en Italie. Fasciné par les films de Rossellini, c'est cependant à Paris qu'il découvre le cinéma contemporain, à l'occasion d'une année Erasmus où il se met à fréquenter intensément les salles du quartier latin. L'Été de Giacomo, son premier long métrage documentaire, a notamment reçu le Léopard d'or dans la section Cinéastes du présent au Festival de Locarno. Avec Les Aventures de Gigi la Loi (2022) il reçoit le Prix spécial du jury de Locarno dans la catégorie Compétition internationale.

 

Les Aventures de Gigi la Loi sort le 26 octobre prochain en salles. Pour commencer cet échange, je ne vois pas d’autres manières que celle de vous interroger sur l’écriture de la trame de ce docu-fiction. Quelle est l’impulsion première qui a permis la naissance de ce film ?

Dans mon premier film, deux adolescents sortaient d’un village pour aller à un fleuve traversant une forêt. L’impulsion première de ce dernier film répond au désir de revenir dans mon village pour filmer ce qui restait hors-champ dans « L’été de Giacomo » : le village, les maisons, les gens. Je savais ce que je désirais. Je voulais que cela ait lieu l’été, et je savais que je voulais commencer à tourner dans le jardin de ma grand-mère, là où je jouais quand j’étais enfant et là où, pour moi, tout a commencé en termes de récits et d’esthétique. Dans ce jardin il y avait mon oncle, Gigi, drôle de personnage qui était policier municipal. C’était assez clair dès le début que j’allais faire un film « policier » avec mon oncle et son jardin. Une belle façon, selon moi, de raconter ce bout de monde totalement périphérique.

L’écriture est ensuite passée à travers des étapes différentes : une écriture de scénario « classique » que j’ai pu faire en collaboration avec Quentin Faucheux-Thurion, en 2018, et qui a été confrontée à la réalité sanitaire pour les trois années qui ont précédé le tournage. Finalement, le film est un dialogue entre l’écriture scénaristique et la réalité des lieux et des personnes avec leurs contraintes morales et par conséquent esthétiques.

 

Dans ce long-métrage, vous emportez les spectateurs dans une aventure où semble se mêler réalité et imaginaire. Cette dualité est permise par la forme même du film, le docu-fiction. Est-il possible, même pour vous, de déterminer ce qui relève du documentaire, du souvenir, et ce qui appartient à la construction et au récit fictif ?

Ici tout est vrai et tout est faux en même temps. Tous les événements du film ont vraiment eu lieu et ont en quelque sorte changé la vie de Gigi : le suicide du début et l’hôpital psychiatrique de la fin. Le début est une sorte de « note initiale » qui donne le ton et la vibration à tout le film pour arriver à l’hôpital, lieu où Gigi avait été enfermé et où il n’avait aucune envie de revenir. Au milieu, nous passons notre temps avec lui dans la voiture en patrouille. Toutes les situations ont été préparées en termes avant tout chimiques et puis cinématographiques. J’avais déjà en tête les lieux, la façon de filmer et quelles personnes allaient être présentes. Selon la personne, il me fallait trouver une façon bien particulière de la filmer tout en essayant d’être cohérent avec le style du film où l’ambiguïté devait planer constamment quant à la véracité de ce qui s’y passait. Tous les personnages sont des vraies personnes, toutes les relations sont véritables. Le seul personnage fabriqué de toutes pièces est le personnage de Paola, pour lequel j’ai inventé le petit jeu de la liaison radiophonique qui, dans son artifice, a révélé des facettes tout autant vraies chez notre héros.

 

Emmenés par Gigi sur les routes du Frioul, nous allons à la rencontre à la fois du personnage central et de son quotidien dans un petit monde provincial où chacun est connu de tous. Dans un procédé qui rappelle celui du docu-fiction Taxi Téhéran (Jafar Panahi, 2015) – plans fixes et caméra embarquée en taxi – comment avez-vous choisi d’utiliser la voiture de police comme moyen de montrer et d’orienter le regard ?

Plus que Panahi, ma référence était Kiarostami ! La voiture s’est imposée à moi lors des repérages, où je me suis aperçu qu’en réalité Gigi passait la plupart de son temps à patrouiller pendant son travail. Évidemment cela me rappelait, physiquement, lorsqu’enfant mon oncle me trimballait en vespa dans la campagne. J’adorais ça, et j’ai adoré avoir le privilège de pouvoir le revivre pour le film.

Le dispositif cinématographique, en voiture, comporte tout un tas de contraintes techniques qui étaient pour moi très riches en terme de construction du récit. Le fait de filmer des longs plans-séquence créait un énorme espace hors-champ me permettant de faire ressentir l’ambiguïté qui est à la base des films que j’aime. Le pouvoir du hors-champ est de suggérer plus que de montrer tout en filmant des plans documentaires. La fiction découle de cette façon particulière de filmer. Il « suffisait » alors d’organiser la réalité autour et je pouvais avoir une sensation de vérité en filmant seulement les conséquences des événements sur le visage de Gigi. Si, par contre, j’avais filmé et montré les contre-champs et les regards subjectifs, ça aurait sûrement créé une sensation de fiction/artifice à laquelle je ne crois pas.

 

Le personnage de Gigi agit comme un esprit libre, enfantin presque, dans un corps institutionnel pourtant strict en entretenant un rapport particulier à la norme qu’il est censé faire appliquer en tant que représentant de la loi. Que ressentez-vous, et souhaitez-vous faire ressentir au public, à travers un tel individu ?

Le ‘problème’ de Gigi, dans la vie, est qu’il est comme vous le voyez dans le film. J’ai même adouci un peu les traits de son caractère. Bien sûr, son attitude n’est possible que dans un contexte rural, et, même dans ce contexte, elle est à l’origine d’un tas d’ennui avec sa hiérarchie. L’administration cultivant un sérieux afin de garder un pouvoir parfois seulement symbolique, le personnage de Gigi n’y trouve pas facilement sa place. Je ne sais pas pourquoi, ni quelles sont ses raisons profondes, s’il y en a. Ce qui est sûr c’est que c’est un grand provocateur, il est alors difficile de savoir quelle est la part de jeu et celle de vérité dans son attitude. C’est un personnage légendaire du village, casse-cou et romantique, un dandy dans un uniforme de flic. Il est tout à fait subversif. Il adore son métier et il déteste l’hypocrisie. Parfois, il se prend à son propre jeu et il a du mal, un peu comme dans mes films, à savoir où se situe la frontière entre la réalité et le fantasme.

Je n’ai voulu donner aucun message avec mon film. J’ai juste voulu rendre hommage à une personne ‘ordinaire’, un simple flic parlant un dialecte, qui n’a pas conscience du fait qu’elle est belle et héroïque. De nos jours, dans un contexte politique italien et mondial où surgissent les morts-vivants de l’époque du fascisme, son personnage a, sans le vouloir, un fort pouvoir politique. Ce qui est sûr c’est que, selon moi, un monde rempli de policiers comme lui serait un monde sûrement bien plus drôle et bienveillant.

 

Malgré la légèreté qu’apportent le personnage principal et le calme plat du village, Les aventures de Gigi la Loi est bien un film policier. Gigi retrouve les corps de personnes qui se jettent mystérieusement sous un train à hauteur du passage à niveau. Cela fait-il écho à une situation réelle ?

Dans le village, il ne se passe jamais rien, mais, dans ce calme plat qui, personnellement, m’a toujours angoissé, de temps en temps, et même trop souvent, des personnes décident de se suicider à cet endroit : au passage à niveau entre le terrain de foot et le cimetière. Moi-même j’y ai perdu un ami quand j’étais adolescent. Alors, quand Gigi m’a raconté que ça lui était arrivé de devoir constater cette tragédie, je me suis dit immédiatement que j’avais trouvé l’événement le plus cohérent avec mon personnage. Simplement parce que ça lui était arrivé et que ce n’est pas rien, même pour un policier dont c’est le travail.

 

Il y a dans votre film de nombreux plans et échanges autour du jardin/forêt de Gigi. Un espace à sa hauteur : fantasque, sauvage et rebelle. Un lieu où semble s’exprimer la sensibilité du personnage et son rapport à l’imaginaire. Pouvez-vous nous expliquer cette relation ?

Le jardin de Gigi est à son image. Il s’agit de sa cachette, il se protège parce qu’il cultive avec entêtement et orgueil un joli bordel. Il en est fier et il revendique fortement le fait que cela gêne les voisins, surtout si, de l’autre côté de la clôture, ces derniers cultivent avec entêtement une pelouse à l’anglaise.

J’ai décidé pour le film de rester du côté de Gigi, mais je vous assure que de l’autre point de vue, son attitude n’est pas toujours très juste. Le jardin de Gigi déborde, comme une projection de sa propre intériorité sur les autres, sur l’Autre. Parfois je pense que, malgré le romantisme de quelqu’un qui ne touche pas les arbres de peur de les blesser, il fait exprès de les laisser pousser, et tant mieux s’ils dépassent chez les voisins, car il pense qu’ils le méritent. C’est une énième provocation.

Je trouve cette attitude drôle, humaine, contradictoire, romantique. Finalement, c’est pour le Bien qu’il préfère laisser les arbres grandir à démesure. C’est ce côté donquichottesque que j’adore chez lui...

 

Que représente, selon vous, le cinéma documentaire et, dans le cas présent, la forme du docu-fiction ? Que peut apporter le récit fictif au documentaire ?

Vous imaginez bien qu’à mes yeux le terme ‘docu-fiction’ n’a pas grand sens. Fiction et documentaire non plus. Il y a pour moi, en tant que spectateur, une exigence de vérité dans les films que je regarde. Qu’est-ce qui fait que je crois à la vérité en ‘Johnny Guitar’ (Nicholas Ray, 1954) et que je ne crois pas du tout au réalisme d’un film moyen contemporain ? C’est une question de style. Peu importe si tout est mis en scène ou presque rien, l’important c’est que j’y crois, et que par un procédé personnel et original je rentre dans un monde où les artifices, s’ils doivent y être, s’effacent. Nous sommes en 2022 et des films nous en avons tous vus beaucoup. Alors pourquoi, de nos jours, nous donner à manger toujours les mêmes recettes réchauffées, avec les mêmes ingrédients, avec les mêmes acteurs, avec la même paresse esthétique ?

En ce qui me concerne, c’est une question de désir, je veux voir des visages nouveaux, des histoires racontées de façon originale, où rien n’est donné d’avance, ni gros-plan, ni contre-champ. Travaillant avec des personnes réelles, elles m’apportent leurs contraintes, morales, éthiques et par conséquent esthétiques. C’est dans ce dialogue richissime que je puise pour trouver mon inspiration.

 

Nous avons pour idée de terminer ces instants d’échanges par une ouverture cinématographique pour le(s) public(s) qui tente(nt) de s’orienter et d’appréhender ce qu’est le « cinéma du réel/ciné-œil ». A ce titre, avez-vous trois films documentaires qui vous ont marqué et que vous voulez nous transmettre ?

Savoir regarder un film n’est pas simple. Je pense que nous n’arrêtons jamais d’apprendre à regarder, si on aime ça. Notre regard est amené, en somme, à évoluer avec le temps et la recherche. Il y a des films qui ont été importants pour moi, même si, parfois, je ne les ai pas revus depuis longtemps. Alors ne prenez pas mes propositions comme sculptées dans le marbre.

Je sais que je pourrais revoir à l’infini ‘Banditi a Orgosolo’ de Vittorio de Seta (1961). Puis, je garde, comme un moment important pour moi, le souvenir de la vision de ‘La chambre de Vanda’ de Pedro Costa (2000), même si je ne sais pas comment je pourrais le percevoir aujourd’hui. Après il y a aussi le geste de Wang Bing, qui est pour moi évidemment un auteur incontournable. ‘Les trois sœurs de Yunnan’ (2012) est celui qui m’a donné le plus le vertige. Entre contemporain et mythologique. C’est un vertige que personnellement je recherche dans mon propre geste.

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